lundi 16 mars 2009

Toupie OR NOT toupie?

Toupie or not toupie ?

Ai-je trahi le jouet rustique en me mettant au tour à bois ?
C’est une question que je me suis longtemps posée, avant de ‘passer à l’acte’ !
Décision cruelle, vous le comprendrez bien, à l’heure où certains impeccables costumes cravates craquent des milliards en bourse d’un seul ‘clic’, où des pères de famille fabriquent des armes pour tuer des enfants là-bas au bout du monde, et d’autres encore, prétendant parler à sa place, font s’entretuer les hommes au nom de Dieu… Candide insignifiance vainement opposée à la folie des hommes !

Le tour à bois n’est pas spécifiquement rustique, au sens où il fonctionnait aussi dans les villes, mais il est assurément l’une des plus vieilles et des plus séduisantes des inventions.
Connu en Orient dès le IIe millénaire avant J.C., il s’est répandu dans nos régions à l'Age du Fer, et les Sumériens, qui ont inventé la roue, au sud de la Mésopotamie entre le Tigre et l'Euphrate, 3.500 ans avant J.C, connaissaient déjà au moins le tour de potier!
Le mécanisme devait être manuel : à corde, comme celui que l’on peut voir sur cette estampe japonaise, ou « à perche » ou encore « à arc ».

Il en subsiste encore de nos jours, dans des musées, ou en activité comme celui-ci que l’on peut voir au Maroc.
Pourquoi cette millénaire fascination vis-à-vis d’une machine aussi modeste ?
Si on regarde bien ces tours primitifs, on est frappé par le dépouillement d’un mécanisme où tout est réduit à l’essentiel et qui, pourtant,
s’avère être d’une prodigieuse efficacité dans l’ordre de la métamorphose.
En effet, le tour permet de passer du ‘brut’ au ‘fini’, du ‘naturel’ au ‘culturel’. Serait-ce une machine philosophique dédiée à la raison ? Pas vraiment car, sa géométrie se limitant au cercle, tout ce qu’il produit est rond, et comme tout ce qui est rond et qui tourne est sacré… Alors, un ‘initiateur’ ?
Un grand révélateur, il l’est assurément, car il fait éclore et exalte au grand jour certains des plus intimes secrets du bois : un philosophe de la maïeutique ?
Je ne saurais le dire, mais peut-être que ces étonnantes capacités ont quelque chose à voir avec son pouvoir magique universel.

Dans cette perspective, la toupie ne pouvait être que la fille privilégiée du tour à bois dont elle hérite le symbolique mouvement rotatif.
Déjà Rabelais, dans son « Pantagruel » Live V, Chapitre XXV, notait le pouvoir de séduction de « la rhombe » que nous nommons aujourd’hui « sabot ».
Les vainqueurs d’un tournoi se livrent à une fête débridée :
« Et les voyants sus ung pied tournoyer, apres la reverence faicte, les comparions au mouvement d'une rhombe girante au jeu des petits enfants, moyennant les coups de fouet; lors que tant subit est son tour, que son mouvement est repos, elle semble quiete, non soy mouvoir, ains dormir, comme ils le nomment; et y figurant ung poinct de quelcque couleur, semble a nostre veue non poinct estre, mais ligne continue, comme saigement l'ha noté Cusan, en matiere bien divine. »
Ce n’est sûrement pas par hasard ni par bigoterie que notre auteur choisit pour chute de son paragraphe le mot « divine ».
Il faut dire qu’il souligne ici deux illusions qui, malgré sa science médicale, restent pour lui des mystères : « que tant subit (= rapide) est son tour, que son mouvement est repos » et « que couleur, semble a nostre veue non poinct estre, mais ligne continue ». Le phénomène de la persistance rétinienne, expliqué seulement en 1825 par Michael Faraday, n’était pas connu de lui.

A propos de ce type d’objets, la même question revient toujours : d’emblée jouet, ou d’abord objet de culte ?
Après réflexion, je pense aujourd’hui que les deux fonctions sont parallèles et concomitantes. En effet, à l’origine, l’enfant non initié et donc non soumis aux tabous, vit pleinement immergé dans le sacré (les lois de la ‘nature’), et peut avoir librement accès aux objets du culte —sans doute à des copies—, pour s’amuser et se familiariser avec eux. Il se prépare ainsi à intégrer son monde culturel par le jeu qui le fera passer de l’état de nature à l’état de culture : c’est la fonction rituelle du jeu qui anticipe l’initiation. Fonction structurante essentielle, mais presque perdue de nos jours.
Aujourd’hui, les filles jouent à la « Barbie » : même fonction rituelle d’intégration culturelle, mais intégration à quelle ‘culture’… ?

Vous allez me dire que tout ça c’est bien joli, mais qu’il faudrait bien passer un peu à la pratique !
Eh bien, allons-y !
Mais, encore une considération que certains trouveront abstraite ou théorique, pour ne pas dire ésotérique : avec le tour, on passe du chaos à l’ordre.
En voici la preuve :
AVANT:

APRÈS:

Ici, le chaos a été créé par la destruction de l’ordre de la Nature ; deux chutes de bois plus ou moins informes: à gauche du buis, à droite du cotoneaster lacteus —arbre à feuilles persistantes de nos jardins, qui pousse plutôt à l’horizontale et dont les baies rouges font le bonheur des merles en hiver—, et un axe d’arbousier. La petite rondelle de buis n’est là que pour éviter l’éclatement de l’axe à la pression du tour.
J’ai commencé les toupies en taillant dans la masse, puis je me suis demandé si d’autres techniques ne pourraient pas être mises en œuvre. Et puis, j’avais de si belles chutes !
Je fais donc dans ces chutes des trous à peu près centrés sur leur erratique géométrie, avec une mèche de 10 ; ensuite, je façonne une gitolle sèche de bois assez dur, par exemple du châtaignier, ou je tourne un autre bois ; j’obtiens ainsi un axe que j’enfile sur mes « disques », en collant l’ensemble, face plate contre face plate.
Il n’y a plus qu’à attendre que tout cela sèche pour le tourner. On peut ainsi associer des bois de couleurs ou de textures différentes.
Je ne me lasse pas d’explorer du dedans les bois que je trouve dans le jardin ou ailleurs: il y a les classiques : hêtre, chêne, pommier, noyer, mais aussi d’autres que je ne connaissais pas aussi intimement : le cornouiller, couleur corne, comme son nom l’indique, uni et dur, très noble ; l’eucalyptus, beaucoup plus dur que je ne croyais, clair et marbré, ou d’autres, improbables, comme le cotoneaster de tout à l’heure, marron, franc et assez dur, et qui se polit bien, ou encore le millepertuis qui donne un bois presque jaune, à grain fin, mais qui devra se contenter de faire des axes, car son diamètre n’est jamais bien grand.
Je n’ai pas encore utilisé le cerisier, ni le prunier, ni le figuier, ni le laurier, ni l’érable, tous arbres du jardin ; j’attendrai de nouvelles tailles pour le faire. Que de découvertes en perspective !
J’ai par contre exploré mes boîtes de grand père, et j’y ai trouvé des merveilles, comme à l’habitude : une vieille planchette en chêne où j’ai découpé un carré, écorné par la suite, et qui m’a permis de réaliser d’un seul coup… une toupie ancienne, car mon chêne était cussonné ! J’ai déniché aussi des restes d’un vieux meuble —un lit, je crois—, qui m’avaient été donnés il y a au moins quarante ans, d’une belle couleur brun rouge et joliment veinés, intacts, eux, d’une dureté exceptionnelle, et que j’ai cru identifier comme de l’acajou. Ils font merveille, seuls ou accolés au buis.
Le ciseau associé au tour pénètre au cœur du bois et y déniche mille secrets.
Voyez le gourmand cussou, petit ver mou qui dévore les bois les plus durs et s’en nourrit sans boire, sorte de trépan qui avance sans jamais reculer, ouvrant son tunnel par-devant et le rebouchant par-derrière... Il était là, depuis quand, jusqu’à quand ? Comment trace-t-il son chemin ? Et lorsque deux cussous se retrouvent nez à nez, au bout de leurs tunnels qui se rencontrent, comment font-ils ?
Dans un bois parfaitement homogène et serein, ce sera un nœud bien enfoui qui se révèle, ancienne cicatrice ou reste de surgeon avorté, que la patience et le temps ont progressivement recouverts de cernes d’abord ovalisés pour épouser la forme de la blessure, puis qui progressivement reprennent la courbe naturelle du bois. Merveilleuse sagesse dont nous lirons plus tard l’histoire dans l’harmonie d’un faisceau de veines sur le disque de la toupie !

Victoire ! Je viens de « remporter » sur ebay un « Chanukah wooden dreidel, Jewish Hanukkah art», fabriqué en Israel, pour la somme de 0,99 euro, et qui me sera envoyé de là-bas, pour un peu plus cher, bien sûr.

En effet, j’ai voulu en savoir un peu plus sur le mystère des toupies, et j’ai découvert le « dreidel » ou « dreydel » en yiddish, ou « sevivon » en hébreu, avec les festivités de Hanouka.
Hanouka, qui se fête aux alentours de Noël, est une de ces multiples fêtes de la Lumière qui commémorent le Solstice d’hiver. Pour ne pas être en reste avec les Chrétiens, les Juifs y offrent des cadeaux aux enfants, et des jeux s’y pratiquent, parmi lesquels ceux qui vont avec notre ‘sevivon’, lié à une bien belle légende.
Cela se passait au IIe Siècle avant J.C. Les Grecs qui occupaient Jérusalem en avaient profané le Temple, et les Macchabées organisèrent la résistance. Durant cette résistance, il était interdit aux Juifs d’étudier la Torah mais, on le sait bien, ce genre d’interdictions ne fonctionne jamais ! C’est ainsi qu’un rabbin, réfugié dans une grotte, avait organisé un enseignement clandestin. Un jour, deux des gamins, Ephraïm et Eliézer, virent venir de loin les soldats, et il en avisèrent leur maître.
Le maître ne s’affola pas, et il demanda à Ephraïm et à Eliézer de revenir dehors et de se mettre à jouer, à jouer à la toupie. Sur cette toupie, étaient écrites quatre lettres : Noun, Guimel, He et Chin qui forment les initiales de la phrase "NES GADOL HAYA SHAM" qui signifie "Un grand miracle s’est produit là-bas ». Le miracle en question était qu’au nez et à la barbe des envahisseurs grecs, les saintes huiles du Temple avaient brûlé pendant huit jours, alors qu’elles n’étaient prévues que pour un seul.
Les soldats grecs, voyant tous ces enfants réunis, crurent être tombés sur ‘le pot au rose’, et pensèrent sans doute à leur avancement. Ils demandèrent donc aux gamins ce qu’ils faisaient tous là. Il leur fut répondu que les enfants du maître avaient réuni tous leurs copains pour faire un tournoi de toupies. Mais un des soldats, intrigué, demanda ce qui était écrit sur les toupies, ce à quoi les enfants répondirent qu’il s’agissait d’initiales de prénoms.
Dépité, car il comprenait —ou croyait comprendre— que ce qu’il prenait pour une prise majeure dont il se serait bien sûr attribué le mérite, n'était qu'un lamentable bide, le plus gradé des deux soldats en fit vertement retomber la faute sur le dos de son subalterne.
Vous voyez comment nos chefs actuels n'ont rien inventé?
De nos jours, le jeu pratiqué par les enfants associe les significations suivantes aux lettres : N = "ne prends rien dans la cagnotte" ; G = "prends le tout" ; H = "prends la moitié" ; Sh = "ajoute à la cagnotte".
Il n’en reste pas moins que la signification première subsiste ; c’est ainsi qu’un jeu est aussi un support d’intégration religieuse et sociale. Ici, c’est le hasard qui parle, et comme dans les jeux de dés, ce ‘hasard’ est presque toujours assimilé à l’au-delà ou à quelque divinité : c’est la pensée magique.

Je vous aurais bien encore parlé des derviches qui tournent comme des toupies, cherchant, dans le vertige, un état modifié de la conscience —Roger Caillois aurait dit « ilinx »— qui leur permettra, pensent-ils, d’entrer en contact avec la divinité, mais vous me diriez que je vous fais tourner en bourrique…

Trêve d’élucubrations ; il faut avoir des projets concrets dans la vie : demain je fais une toupie !

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